Publicado el 06/02/2023

La Via regia et la Regina Viarum de l’inconscient. Du rêve au symptôme et retour

Tiene a su disposición el texto traducido por Antonio Heredia (versión no corregida por el autor).

On se figure qu’après le tournant de « Joyce le symptôme » Lacan déprécie le rêve1 pour lui préférer le symptôme pour penser la psychanalyse au-delà de l’Œdipe. Et pourtant, dans un de ses derniers textes, Lacan associe très étroitement, à propos d’Aristote, la particularité du symptôme et le rêve. Lacan dit que le psychanalysant ne raconte pas que des rêves, il rêve, c’est-à-dire il tient à la particularité de son symptôme et il ne veut en aucun cas que l’analyste l’en réveille. Qu’est-ce qui motive, pour Lacan, ce retour en force de la question du rêve sur les lieux de la cure et de l’intervention de l’analyste ? C’est qu’on ne fait pas que rêver quand on dort ou quand on rêvasse. On rêve tout le temps, comme parlant, y compris dans le parler analysant. Examinons ce qui, de Freud à Lacan, du rêve au symptôme, dans leur doctrine s’est déplacé et ce qui cependant fait Lacan finir par dire que le symptôme, dont il vient de spécifier la fonction nodale décisive, ne diffère pas au fond, en tant que l’analysant tient à sa particularité de jouissance, d’un rêve dont il ne veut pas qu’on le réveille – ce qui n’est pas sans hypothéquer la fin d’analyse.

Au commencement de la psychanalyse il y a la voie freudienne de l’interprétation des rêves. C’est die Via regia, la voie royale qui mène à la connaissance de l’inconscient. Freud le découvre et l’affirme en 1900 : « Die Traumdeutung aber ist die Via regia zur Kenntnis des Unbewußten im Seelenleben.»2 Freud psychanalyse la névrose à partir de l’interprétation des rêves, comme en attestent les cas de Dora, du petit Hans, de l’Homme aux rats et de l’Homme aux loups ou encore du peintre Christoph Haizmann.

La preuve du réel par le fantasme

Que cherche Freud dans l’interprétation du rêve ? Il cherche une preuve, la preuve du réel auquel le rêve fait entrée. L’analyse de L’Homme aux loups est sur ce point paradigmatique. Freud pense trouver dans le rêve des loups blancs la preuve de sa théorie de la scène primitive sur la réalité événementielle à laquelle son analysant oppose un démenti farouche. Il est vrai que la reconstruction de cette scène d’un triple coït de ses parents que l’Homme aux loups aurait observée à dix-huit mois, un été où une poussée de fièvre l’aurait réveillé à cinq heures et où il aurait été témoin d’un coitus a tergo trois fois répété auquel l’enfant aurait répondu par le cadeau d’une défécation, est hautement invraisemblable. Mais justement, le réel est invraisemblable et c’est bien sur ce réel, et non la réalité, de la scène primitive que Freud ne cède pas. On peut dire que le rêve des loups fait entrer Freud dans le réel et que c’est ce réel, qui est entré dans le rêve par la fenêtre du fantasme, qui tout à coup s’ouvre dans le rêve comme le V du chiffre romain qui chiffre la déchirure de la castration ainsi que la mainmise de l’emprise maternelle qui réapparaîtra dans le rêve final de l’Espe, le rêve de la guêpe aux ailes arrachées par… Freud : Freud, à la place du Nom-du-Père dans ce rêve, arrache le rêveur, S. P., à l’emprise mutilante de la mère. Quant au rêve inaugural des loups, il constitue le cadre du fantasme, dévoilé dans sa structure de coupure.

Le rêve et le fantasme sont différents. Ils n’ont pas la même fonction, le même usage. Le rêve accomplit le désir, le fantasme le soutient, il en supporte l’utopie. Lacan précise que c’est le désir de l’Autre que le rêve accomplit. Le fantasme n’accomplit pas le désir, il en soutient l’impossible, dans la névrose obsessionnelle, ou l’insatisfaction, dans l’hystérie, voire il prévient, comme d’une menace, du désir, dans la phobie. En fait, le fantasme du névrosé lui sert à boucher le trou de l’Autre du désir. Il occulte, par le bouchon de l’objet, le manque dans l’Autre. Alors que le rêve ne travaille pas à le combler. Il travailler plutôt à le creuser. C’est ce que Freud repère quand il dit que le rêve garde un point obscur où il se rattache à l’Inconnu, l’ombilic du rêve qui est le réel d’où le rêve surgit comme un champignon de son mycélium. C’est ce réel qui fait irruption dans certains rêves comme le rêve de l’injection d’Irma ou le rêve de l’enfant qui brûle.

L’objet lacanien et son nœud

Dans le rêve des loups le rêve ouvre la porte au réel que le fantasme fait entrer par la fenêtre. Là, le rêve est la voie royale du fantasme, de l’accès à sa structure, à sa topologie. C’est d’ailleurs ce rêve qui met la puce à l’oreille à Lacan. Car Lacan construit la topologie du fantasme et de son objet, qu’alors il se permet d’appeler, le 20 juin 1962, « l’objet lacanien », à partir de ce rêve, dans le séminaire L’Identification, en juin 1962 (inédit). C’est donc le rêve d’angoisse des loups qui ouvre la voie royale de l’objet a. Devant cette scène de l’arbre sur lequel sont perché des loups qui ne sont absolument pas des loups, au nombre de cinq, alors qu’ailleurs on parle de sept, le sujet, dit Lacan, « se fait loup regardant et se fait cinq loups regardant. Ce qui s’ouvre subitement à lui dans cette nuit de Noël, c’est le retour de ce qu’il est lui, essentiellement, dans le fantasme fondamental. Sans doute la scène elle-même dont il s’agit n’est que voilée : de ce qu’il voit n’émerge que ce V battant en ailes de papillons des jambes ouvertes de se mère, ou le V romain de l’heure d’horloge, la cinquième heure du chaud été ou la scène primitive semble s’être produite. Mais l’important, c’est que ce qu’il voit dans son fantasme, c’est S barré lui-même en tant qu’il est coupure de petit a, $ <> a. Les petits a, ce sont les loups. » L’objet a tel qu’il est constitué au niveau du désir « est numérique, il porte le nombre avec lui comme une qualité. » 

C’est dans les deux séances précédentes des 6 et 13 juin 1962 que Lacan présente, pour la première fois, la topologie du cross-cap qui structure le fantasme fondamental et qui s’organise à partir de la coupure à double tour du huit intérieur qui sépare la surface fermée du cross-cap en deux parts, la part, möbienne et spécularisable, du sujet et la part, bilatère et non spécularisable, de l’objet a dont la rondelle inclut en son centre la singularité d’un point-trou cuspidal organisateur de toute la surface du cross-cap où Lacan situe le phallus Φ.

L’ouverture de la fenêtre dans le rêve des loups fait coupure séparatrice de l’objet-cinq-loups qui fige le sujet, l’arborifie, le fait être arbre de Noël du fantasme de dévoration par le regard. L’objet regard y est porté à la puissance cinq, a5, qui, dans la suite décroissante de Fibonacci s’égale à 2 – 3 : identifions dans ces 3 a le chiffrage numérique des trois coïts parentaux postulés par Freud dont le petit Serguéi est le produit dans le fantasme fondamental. Le chiffre 5 est bien l’exposant du désir qui se noue dans l’Autre devant lequel le sujet se voit comme petit a s’abolir. Lacan a présenté dans le séminaire Le sinthome, le 17 février 1976, un nœud qui porte en lui le nombre cinq comme une qualité nodale puisqu’il présente cinq passages dessus-dessous et que Lacan a appelé le nœud de Lacan3. Ce nœud d’une seule corde convient bien au réel qui s’écrit dans le rêve des cinq loups, l’arbre du rêve étant comme le graphe des cinq points-nœuds au croisement desquels les loups, qui ne sont pas des loups, se tiennent perchés.

Ce nœud, dans la terminologie de Jean-Michel Vappereau, est un « non-nœud propre » : il ne doit rien à l’enlacement et sa surface d’empan est bicolorable, bilatère, c’est-à-dire ne nécessite pas de coupure. Si Lacan le nomme nœud de Lacan c’est pour sa propriété à chiffrer le réel numérique de l’objet lacanien. Du rêve de l’Homme aux loups Lacan a donc fait la voie royale du nœud qui convient le mieux à l’objet qu’il a inventé. En ce sens, le fantasme et son objet a tels que le rêve peut parfois en dévoiler la structure sont bien la Via regia de la psychanalyse.

La boussole du fantasme

On sait que Lacan a fait du fantasme et de son objet la boussole de son orientation dans la théorie comme dans la pratique de la psychanalyse. Car il s’agit de découvrir, dans une psychanalyse, que le fantasme est le moteur de la réalité psychique, celle du sujet divisé en tant qu’il se réalise dans sa division même dans son fantasme. De 1962 à 1974, jusqu’à « L’étourdit » et même le séminaire Encore, en passant par sa proposition de 1967 sur la passe et le psychanalyste dans l’École, c’est la topologie du fantasme qui pour Lacan donne son axe à la psychanalyse. Elle apporte l’invariant clinique et théorique par lequel la psychanalyse peut toucher au réel et nous désempêtrer de la réalité que le fantasme commande. De sorte que c’est d’opérer sur le fantasme que la psychanalyse prend sa valeur4, écrit-il dans son « Allocution sur les psychoses de l’enfant », le 22 octobre 1967.

 C’est avec les formules de la sexuation que les choses changent. Lacan distingue le côté tout phallique que commandent entièrement le fantasme et le Nom-du-Père et le côté pastout phallique que ne commande pas entièrement le fantasme et qui fait place au pastout du sinthome. Ce qui fait deux voies royales de l’inconscient, la voie du parler-il et la voie du parler-elle, c’est-à-dire du sinthome-elle auquel ouvre le dire pastout assujetti au fantasme. Ce qui inscrit la voie pastoute du sinthome dans un au-delà de l’Œdipe.

Une voie autre : la Regina Viarum du symptôme

Il n’y a pas que La voie royale de l’inconscient qu’ouvre le fantasme via le rêve. Il y en a une autre, autre que celle que commande le fantasme, autre que celle de l’inconscient de l’interprétation des rêves. C’est ce que dit Lacan dans Encore, le 20 mars 1973. « Si la libido n’est que masculine, la chère femme, ce n’est que de là où elle est toute, c’est-à-dire là d’où la voit l’homme, rien que de là que la chère femme peut avoir un inconscient.5 » Et cet inconscient-là lui sert à n’exister que comme mère. Elle a des effets d’inconscient, mais de son inconscient à elle on peut dire « avec Freud qu’il ne lui fait pas la partie belle. » Par « son inconscient à elle », il faut entendre son inconscient au-delà du phallus, son inconscient au-delà de l’Œdipe, son inconscient réel qui gîte dans lalangue. De cet inconscient-là, réel, c’est-à-dire pastout, le rêve peut certes être une voie privée, mais sa voie publique n’est pas le fantasme et son entrée dans le réel. Sa voie est la res publica propre au symptôme en tant qu’il fait nœud de chacun à sa chacune. C’est par ce réel du symptôme que se prend la sortie de l’analyse.

Faire du symptôme la voie de l’inconscient lacanien implique un nouvel abord par Lacan du symptôme. Le symptôme n’est pas qu’une métaphore. Il est vérité, être-de-vérité qui résiste au savoir. C’est très sensible quand Lacan fait du symptôme une résistance à ce que la vérité soit absorbée dans le savoir. Il le pose dès 1965 dans Problèmes cruciaux pour la psychanalyse et le formule en 1967 dans « De la psychanalyse dans ses rapports avec la réalité » : c’est « de la jouissance que la vérité trouve à résister au savoir. C’est ce que la psychanalyse découvre dans ce qu’elle appelle symptôme, vérité qui se fait valoir dans le décri de la raison6. » Cette jouissance d’où la vérité du symptôme trouve à résister au savoir vient du réel, opaque au sens. Ça n’empêche pas que le symptôme soit, dit Lacan dans La Troisième7, comme un petit poisson dont le bec ne se referme qu’à se mettre du sens sous la dent. Il faut que l’analyse affame le poisson vorace du sens, le fasse crever. Comment ? En recourant au sens, au jouis-sens pour la résoudre, cette jouissance-là, de la dévaloriser, répond en post-joycien Lacan dans « Joyce le symptôme »8, ce à quoi l’analyse ne parvient qu’à se faire la dupe du père. Il n’y a d’éveil au réel que par cette voie de l’analyse qui dévalorise la jouissance du symptôme.

Les voies borroméennes du symptôme

Distinguons dès lors la voie freudienne qui valorise le déchiffrage des rêves et la voie lacanienne de l’analyse qui dévalorise le chiffrage de la jouissance du symptôme. Distinguons de la Via regia de l’interprétation du rêve, la reine des voies, la Regina Viarum, comme on appelait la Via Appia Antica, du symptôme qui, avec les sens dessus dessous borroméens de ses nœuds de signifiants, ne conduit pas qu’aux délices de Capoue.

Il y a trois topologies du symptôme : la topologie du cas Joyce le Symptôme, la topologie du sinthome-il et du sinthome-elle et la topologie du borroméen généralisé.

Lacan formule la solution topologique qui convient au cas Joyce. Joyce réussit par son art-dire à reconstituer le nœud borroméen à quatre par le symptôme, alors que la forclusion de fait du père a eu pour effet nodal une désemborroméanisation de l’imaginaire, par un lapsus du nœud R.S.I. en l’un des deux passages du réel par-dessus le symbolique sur sa mise à plat qui fait que, l’imaginaire étant libéré, le réel s’enchaîne au symbolique. L’ego d’artiste de Joyce répare ce lapsus du nœud par un clip d’où résulte un nœud à quatre qui n’est pas borroméen. Mais, tout à la fin du séminaire, Lacan estime que Joyce restaure « strictement » un nouage borroméen à quatre de l’inconscient, du réel et du corps par son ego-sinthome. En reconstituant « strictement » le nœud borroméen à quatre, Joyce incarne en lui le symptôme qui prouve que du Nom-du-Père on peut se passer à la condition de s’en servir pour faire le nœud. Joyce, par son art-dire, apporte à Lacan la preuve que l’analyse peut se penser au-delà de l’Œdipe, au-delà du Père, en se servant du dire auquel sa fonction nouante se réduit. Lacan trouve dans le cas Joyce la Regina Viarum de la psychanalyse. La reine des voies à même d’orienter la psychanalyse vers le réel c’est la voie d’un discours qui se passe du père dont Freud ne peut se passer pour faire tenir sa réalité psychique.

La voie sexuée du sinthome

Lacan emprunte au autre voie topologique dans Le sinthome du 17 février 19769, pour laquelle le symptôme ne répare pas le ratage du nœud borroméen à trois R.S.I. Là, il répare le ratage du nœud de trèfle à un seul rond de ficelle que Lacan a présenté comme le nœud de la paranoïa pour laquelle les trois consistances du réel, du symbolique et de l’imaginaire sont en continuité, ne font q’un. Ici l’inconscient, qui est fait de tas de ratés, est défini comme un lapsus du nœud de trèfle qui fait rater le nœud de la paranoïa.

Mais il y a deux façons de réparer ce nœud de trèfle raté, selon l’endroit des trois passages dessus-dessous du nœud de trèfle où l’on place le rond de ficelle qui le répare. Si on le répare en plaçant le rond de ficelle réparateur au niveau des deux autres points de croisement du nœud de trèfle autres que celui où l’erreur s’est produite, on obtient la réparation par le fantasme. C’est un nœud fait de deux ronds de ficelles, dit nœud de Whithead, avec l’un qui est rond et l’autre qui se croise en huit. On peut les différencier par deux ficelles de couleur verte et rouge et l’on constate, si l’on tire sur le huit vert, qu’il devient un rond vert et que le rond rouge devient un huit vert : le rond et le huit sont inversables, il ya donc une stricte équivalence entre les deux. C’est en cela que le fantasme se traverse : $ devient a et vice versa. Les deux couleurs des consistances nodales du nœud sont interchangeables. Lacan dit qu’elles symbolisent les deux sexes, et que cette interchangeabilité correspond au non-rapport entre les deux sexes. Autrement dit, le nœud du fantasme écrit une équivalence qui est celle du non-rapport sexuel.

Si, au contraire, on répare le lapsus du nœud de trèfle au point même du passage dessus-dessous où le lapsus s’est produit, alors on n’obtient pas cette possibilité d’interchangeabilité entre les deux couleurs.  Si l’on veut par étirement que le rond vert devienne rouge on obtient un deuxième nœud différent du premier : le cerle devenu rouge du second nœud ne se noue pas de la même façon avec le rond à trois croisements qui de rouge est devenu vert : il ne coince plus son croisement central. Entre ces deux nœuds entre les sexes il ne peut pas y avoir équivalence sexuelle et donc, comme le non-rapport relève de l’équivalence, ces nœuds structurent le rapport sexuel à l’autre sexe supporté par le sinthome qu’est le sexe auquel comme homme je n’appartiens pas. Ces deux nœuds sont ceux du « sinthome-il » et du « sinthome-elle » qui ne s’équivalent pas et par lesquels chacun fait rapport sexuel para-sinthomatique avec le sexe auquel il n’appartient pas.

Un femme est pour l’homme son sinthome-il dont la jouissance est toute commandée par le fantasme et le phallus. Alors qu’un homme est pour une femme, pour son dire sintomatique de pastoute dont la jouissance est pastoute soumise au fantasme, son sinthome-elle dont Lacan dit qu’il peut être pire qu’un symptôme, une affliction, un ravage même, car s’il n’y a pas équivalence il faut bien trouver un autre nom pour désigner ce qu’est l’homme pour une femme. On voit qu’ici le sinthome en tant qu’il fait rapport parasexuel avec le partenaire est à l’opposé du fantasme dont le propre est de faire non-rapport sexuel.  Le sinthome ne se traverse pas comme le fantasme. Il est l’intraversable de la sexuation qui fait rapport sinthomatique entre les sexes. On peut donc dire que la voie royale de la réalité sexuelle de l’inconscient c’est ce qu’a « comme sinthome chacun sa chacune » et chacune son chacun, en tant que « c’est tout ce qui reste de ce qu’on appelle le rapport sexuel 10».

La bévue généralisée

La troisième voie topologique pour le symptôme est le nœud borroméen généralisé dont Lacan fait la trouvaille avec Jean-Michel Vappereau lors du séminaire La topologie et le temps. Ce nœud résulte de la mise en continuité de deux des consistances du borroméen à quatre, de sorte que le symptôme disparaît comme consistance supplémentaire quatrième et se dit-sous dans les trois du borroméen généralisé.

C’est un nœud réduit à trois qui intègre le quatre du symptôme dans les trois. La spécificité de ce nœud est que son déchiffrage, son interprétation homotopique le défait. Lu, il se dit-lue.

Il n’est pas exagéré de dire qu’il y a lapsus généralisé du nœud. C’est la méprise généralisée du sujet supposé savoir lire le nœud. La Regina viarum, la reine des voies de l’inconscient c’est la dit-solution de la bévue du symptôme par le dire qui seul fait nœud. Seul le dire peut faire le nœud, ce qui s’en lit n’étant que bévue, méprise. De ce qui s’écrit du nœud à ce qui s’en lit il y a méprise, lapsus généralisé donc de l’inconscient.

Le symptôme mis au compte du rêve

Dans l’un de ses derniers textes, écrit pour la séance solennelle du 1er juin 1978 de la table ronde organisée à l’Unesco pour le 2300e anniversaire de la mort d’Aristote, Lacan parle du rêve, du rêve d’Aristote et du rêve de l’analysant. Il dit que « c’est en tant que le psychanalysant rêve que le psychanalyste a à intervenir. S’agirait-il de réveiller le psychanalysant ? Mais celui-ci ne le veut en aucun cas – il rêve, c’est-à-dire tient à la particularité de son symptôme.11» Lacan met donc le symptôme à la particularité duquel tient l’analysant au compte du rêve. Le symptôme participe du rêve. Il faut dire qu’on est à un moment de l’enseignement de Lacan où, à l’occasion de la rentrée universitaire d’octobre 1978 à Vincennes – Paris VIII, il écrit que Freud « a considéré que rien n’est que rêve12 » et où, dans son séminaire Le Moment de conclure du 15 novembre 197713, il déclare : « on passe son temps à rêver, on ne rêve pas seulement quand on dort. L’inconscient, c’est très exactement l’hypothèse qu’on ne rêve pas seulement quand on dort. » Car Lacan, dans cet écrit à propos d’Aristote, ne dit pas que c’est en tant que l’analysant fait des rêves et les rapporte en analyse que le psychanalyste a à intervenir. Il dit que c’est en tant qu’il rêve dans la séance, en tant qu’il rêve en parlant, qu’il a à intervenir. Le parler analysant, ce qui se dit depuis la place analysante, est de l’ordre du rêve. Lacan dit que la séance est poursuite du rêve et que le rêve qui s’y poursuit c’est son symptôme, à la particularité duquel il tient. Et il dit qu’il n’y a pas à l’en réveiller parce que le psychanalysant ne le veut en aucun cas, car il y tient, il tient à la particularité de son symptôme, à la satisfaction particulière qu’il retire de celui-ci. Lacan identifie ici rêve et symptôme. Le symptôme fait rêver le psychanalysant pour autant qu’il est ce quelque chose de particulier à quoi il tient le plus, quelque chose du désir qui s’accomplit, comme dans le rêve. Lacan écarte l’idée que l’analyste ait à réveiller l’analysant de son symptôme de rêve. Ce symptôme de rêve (comme on dit une maison de rêve, une voiture de rêve ou une femme de rêve) est bien plus qu’un accomplissement de désir, il comporte une satisfaction très particulière. Freud la qualifie d’Ersatzbefriedigung : elle est le substitut d’une satisfaction pulsionnelle qui n’a pas eu lieu.On en tire une satisfaction particulière en ceci que cette satisfaction, cette Befriedigung, ne va pas sans jouissance. Le psychanalysant fait ce que fait Aristote avec son syllogisme, dont Lacan dit qu’il procède du rêve (et c’est pourquoi Lacan dit que le psychanalysant syllogise, aristotélise) : il applique au particulier l’universel de son fantasme (l’univers n’étant pas ailleurs que dans l’objet a, cause du désir). Il applique l’universel de la cause du désir au particulier de sa jouissance supplétive. Là est le rêve, son chiffrage de jouissance. L’analysant qui tient à la particularité de son symptôme rêve une satisfaction pulsionnelle qui n’a pas eu lieu.

Un éveil au pastout

Le rêve entretenant le besoin de prolonger le sommeil, le symptôme, tel que l’entend Lacan dans son hommage fait à Aristote, participe de l’endormissement analysant. Il endort par et avec le sens. Certes, la séance courte, si elle fait coupure au sens, apprend à se réveiller, ne serait-ce que « l’esp d’un laps ». Mais il ne saurait jamais s’agir que d’éveiller au particulier du désir, une fois dévalorisé l’Ersatz de jouissance opaque qui particularise le symptôme. Reste que le réveil au réel est impossible. On ne se réveille jamais. Le réveil total c’est la mort14. La psychanalyse n’est pas une expérience de réveil, même si la séance courte écourte le rêve du parler analysant, qui par ce rêve même s’ouvre une voie d’accès à l’inconscient, pour éveiller l’analysant à sa particularité.

Du rêve que l’analysant éternise « il n’y a d’éveil que particulier15 ». Il n’y a pas d’éveil universel au grand Tout. Il n’y a d’éveil que particulier à ce qui ne peut s’étancher d’univers. Le symptôme n’est pas de l’ordre du tout. Il est le mais pas ça16, le surtout pas ça qui ampute de son entièreté le tout dans l’expression tout, mais pas ça. Il n’y a d’éveil que particulier à ça-qui-exclut-le-tout qu’est le pastout du sinthome : sa particularité ouvre dans l’analyse la voie « appienne », pavée des Uns jouis de lalangue, de l’inconscient pas-tout-entier-symbolique, autrement dit du réel de l’inconscient lalangue. Nul besoin de nuits blanches pour cet éveil. C’est l’objeu de lalangue, comme dit si bien Francis Ponge, qui en fait avoir l’heur.

Notas

1 Cette dépréciation affleure par exemple dans ce que dit Lacan en 1977 de la Traumdeutung lors de l’Ouverture de la Section clinique.

2 S. Freud, Die Traumdeutung, Studienausgabe Band III, S. Fischer, Frankfurt am Main, 1972, p. 577 ; L’interprétation des rêves, Pairs, PUF, 1971, p. 517. La Via regia est la voie médiévale qui, de Compostelle à Kiev, traverse l’Europe et qui en Allemagne relie Cassel, Frankfurt, Erfurt, Leipzig (sans passer par Vienne).

3 J. Lacan, Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, Seuil, 2005, p. 93.

4 J. Lacan, Autres écrits, Seuil, 2001, p. 366.

5 J. Lacan, Le Séminaire, livre XX, Encore, Seuil, 1974, p. 90-91.

6 J. Lacan, Autres écrits, op. cit., p. 358.

7 J. Lacan, La Troisième, La Divina, Navarin, 2021, p. 19-20.

8 J. Lacan, Autres écrits, Seuil, 2001, p. 570.

9 J. Lacan, Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, op. cit., p. 99-100.

10 J. Lacan, « Conclusions du IXe Congrès de l’E.F.P. sur la transmission », Lettres de l’École n° 25, vol. II, Bulletin intérieur de l’École freudienne de Paris, juin 1979,p. 220.

11 J. Lacan, « Le rêve d’Aristote », Aristote aujourd’hui, sous la direction de M. A. Sinaceur, érès, 1988, p. 24.

12 J. Lacan, « Lacan pour Vincennes ! », Ornicar n° 17/18, Printemps 1979, Lyse, p. 278.

13 J. Lacan, Le Séminaire, Le Moment de conclure, leçon du 15 novembre 1977, inédit, version de l’A.L.I.

14 J. Lacan, « Improvisation : désir de mort, rêve et réveil », L’Âne, Le Magazine freudien, n° 3, 1974, p. 3.

15 J. Lacan, « Peut-être à Vincennes… », Ornicar ? n° 1, janvier 1975, Le Graphe, p. 5.

16 J. Lacan, Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, op. cit., p. 14.